Jean-Claude Gogny – « Okay, tu joues comme Stan Getz… »

Dans la série des portraits en format carré, quelques images en forme de salut à un grand musicien de la région rouennaise, le jazzman Jean-Claude Gogny, qui hélas se fait rare sur scène ces temps-ci… Vous me direz : tous les musiciens, ou presque, se font rares sur scène ces temps-ci, pour la bonne (bonne?… plutôt triste) raison que les occasions de jouer sont de plus en plus rares… et vous aurez raison, lucides que vous êtes… C’est une dure réalité en ces temps de crise et de choix économiques… comment dire… pour le moins… discutables?… Nous dirons cela. Litotons, litotons…

 

Au piano / chez lui / en juillet 2010

Jean-Claude Gogny, donc. Un sacré personnage, savez-vous. Médecin le jour, jazzman la nuit, vous connaissez le cliché… dans son cas, une simple description de sa vie telle qu’elle fut réellement! Parallèlement à son activité professionnelle, le bon docteur a fait une superbe carrière musicale, jouant par monts et par vaux, dans toutes les circonstances et avec quelques uns des plus grands. Les amateurs normands ont pu l’entendre cent et mille fois dans les petites formations de la région, ainsi, pendant de très longues années, qu’au sein du big band créé à Rouen par Christian Garros, où ses chorus (de saxophone ténor, de clarinette) déboulaient comme torrent de montagne, débonnaires et musclés, sur fond de rythmique superlative!

Longtemps le big band a couru le département en long et en large pour porter la bonne parole du jazz au « grand public » dans les cantons les plus reculés, ainsi que pour l’édification personnelle de quelques milliers de collégiens, à qui l’on offrait (et l’on offre toujours d’ailleurs, tant mieux!) une sensibilisation à l’histoire du jazz. Devant ces spectateurs non initiés, Gogny envoyait des chorus stellaires et pouvait transformer totalement et instantanément l’acoustique médiocre d’une salle par la simple évidence de ses phrases musicales, et par la merveilleuse sonorité de son saxophone ténor… Le gymnase de Machinville-en-Caux devenait Carnegie Hall, Gogny en état de grâce improvisait sur Autumn in New York, la vie était douce, tous les rêves étaient permis… Après le concert, les volutes voluptueuses de ses improvisations s’étiraient encore au-dessus de la scène, et dans les loges, et dans la nuit noire entre les talus des clos masures tandis que les musiciens reprenaient leurs voitures pour rentrer chez eux. J’étais de ceux-là, parfois…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y avait une histoire, une rumeur, une presque légende, que j’avais entendue plusieurs fois au sujet de Jean-Claude Gogny et qui concernait son idole (et l’idole de quiconque l’a entendu au moins une fois, ne serait-ce que sur disque?…), Stan Getz. Début juillet, je suis allé chez lui avec appareil photo ET enregistreur, pour avoir sa version de l’histoire.

« En 61 ou 62 [il dira plus tard 57 ou 58], j’avais gagné le prix du meilleur clarinettiste amateur dans une émission de radio présentée par Robert Beauvais et Christian Garros. C’est là que j’ai rencontré Christian Garros. Ça se passait dans un théâtre, rue Rochechouard, à Paris. La récompense, c’était de jouer au festival d’Antibes-Juan les Pins avec mon quartet, sans doute avec Bernard Hérout et Robert Lelièvre. Là-bas, j’ai été repéré par un journaliste belge, qui m’a fait venir au festival organisé par Joe Napoli, un Américain, à Comblain la Tour, dans les Ardennes belges. J’y suis allé quatre fois. La quatrième fois, c’était en 66, et c’est là que j’ai rencontré Stan Getz.

Getz était là avec Gary Burton (vibraphone), Steve Swallow (contrebasse) et Roy Haynes (batterie). J’ai passé l’après-midi avec lui dans sa roulotte. Il avait sa boîte de ténor et deux bouteilles de Johnny Walker… Le soir, j’ai joué devant vingt mille personnes. Ensuite, Stan Getz a fait sa prestation, fabuleuse. Il y avait aussi Anita O’Day ce soir-là. Après le concert, Jacques Pelzer, qui était pharmacien à Liège et un excellent saxophoniste alto bop, nous a invités à faire un bœuf chez lui. Il était déjà 1h30 du matin. Je prends Getz dans ma voiture. Pendant le trajet entre Comblain et Liège, il m’a raconté ses aventures avec Astrud Gilberto… On arrive là-bas, il y avait René Thomas, le guitariste belge, Paul Bley [pianiste canadien], Jacques Pelzer, Steve Swallow et Roy Haynes, installés dans le grand salon derrière la pharmacie. Pelzer et René Thomas montent à l’étage, redescendent un peu plus tard les yeux comme ça… Paul Bley était en train d’improviser tranquillement au piano. Et là Stan Getz ouvre sa boîte, il me tend son ténor. « OK, Jean-Claude, take it! ».

 

Jean-Claude Gogny - Le Génétey - 06 juillet 2010

C’est ça, l’histoire, et c’est absolument authentique. J’étais un peu intimidé, mais j’ai pris le ténor de Getz, qui était un peu dépoli mais réglé de façon extraordinaire. Je me suis tapé quarante minutes de bœuf sur des standards avec René Thomas, Paul Bley et les autres.  Getz était assis dans un fauteuil, il me regardait en souriant… À un moment, je lui rends son ténor, et c’est là qu’il me dit « Okay, Jean-Claude, you play like Stan Getz. Now try to play like Jean-Claude Gogny! ».

 

Jean-Claude, quand ressortiras-tu ton ténor pour enregistrer quelques standards avec les amis?…

 

© Loïc Seron – 15 sept 2010 – www.loicseron.com

 

 

 

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6 commentaires pour Jean-Claude Gogny – « Okay, tu joues comme Stan Getz… »

  1. pianoman dit :

    Je veux jouer avec Jean-Claude !

  2. de dieuleveult bruno dit :

    Cher Loïc, émotion ce matin en lisant ton blog : retrouver Jean-Claude « hommagé » ainsi, avec ces portraits magnifiques qui disent le roc qu’est ce garçon, malgré des failles qu’on sait, et disent aussi le musicien, dentelles et gros grain mélangés. En plus, cette année-là de l’épisode Getz, j’étais le batteur de son groupe à Comblain. Moins VIP que Jean-Claude, je dormais paisiblement dans le couvent qui nous abritait de la pluie belge pendant qu’il s’envoyait en l’air avec Stan, René et les autres. Putain, pour un batteur, quelle « syncope » malvenue ! A part ça, jouer sur la même scène que Getz pour Jean-Claude et que Roy Haynes pour moi, j’en tremble encore.
    Une fois de plus, Loïc, beau portrait. Amitié. Bruno.

  3. Catherine dit :

    J’attends tes articles avec impatience . Je les lis avec tant de plaisir et d’émotion. Chacun est une découverte et un cadeau. Je sens que ça n’est pas près de s’arrêter. Merci pour le baume au coeur.

  4. « Le poids des mots, le choc des photos » Le slogan s’est insidieusement faufilé dans nos têtes, on le répète, on le mâche, on le véhicule de porte en porte, on en a peut-être oublié l’origine, mais qu’importe, il est là, bien installé dans notre quotidien, banalisé, un peu comme ces marques d’électroménager devenues noms communs. (T’as un Frigidaire, toi ?) Eh bien, au regard de cette page illustrée de formats carrés, j’y pense à ce slogan ! Et dire que le poids de tes mots a pour moi autant d’impact que le choc de tes photos (n’enlevant rien à celles-là), réaffirme la conviction première – que je t’ai plusieurs fois exprimée : foule obstinément les chemins de l’écriture tes pas y soulèveront une poussière étincelante. Pour dire plus simplement: Putain, Loïc, tu écris vachement bien; explore à fond cette voie.
    Claude

  5. Muriel dit :

    Je te l’ai déjà dit Loïc, j’aime tes histoires. L’image et le mot se marient bien ensemble, bien sûr. Mais la musique et ses aventures me ravissent vraiment. A Marc Sangnier, il y a un couple d’années, à peu près, tu étais sur scène, j’avais aimé qu’entre deux morceaux de zizique, tu racontes les histoires de lieux et d’hommes qui jazzent.

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