La vie jusqu’au bout du jazz : Hal Singer, Vincent Bourgeyx

Fouillant dans mes archives de l’année passée pour faire une manière de bilan et une sélection dont je reparlerai peut-être, je suis tombé sur une série de photos prises en avril, deux mille dix donc, que pour une raison inexpliquée je n’avais qu’à peine regardées. Peut-être que parce qu’en plus de cette pellicule 24×36 j’avais fait quelques portraits en format carré qui s’étaient révélés décevants… va savoir. Quoi qu’il en soit, j’y ai prêté plus grande attention cette fois… et je crois que j’ai bien fait.

Un de mes deux seuls cousins de toute la vie est pianiste de jazz. Un très, très bon pianiste de jazz. Vincent Bourgeyx vit à Paris, joue avec une partie du gratin mondial, tourne, compose, travaille, enregistre, répète, enseigne — la routine absolument pas routinière de la vie d’un musicien, en somme. Un jour d’avril dernier donc, je l’ai retrouvé à St Lazare et il m’a emmené à Chatou sur son scooter. Une petite épopée amusante, comme toujours, qui nous vit errer quelque peu entre le fou rire et la Porte Maillot, le nez au vent, le GPS en plein bug, les appareils photo en sécurité dans le coffre sous le siège…

Vincent avait rendez-vous pour une petite « session » jazz avec l’un des derniers grands jazzmen américains de Paris, le saxophoniste Hal Singer, qui vit en France depuis 1965. Ils se voient de temps en temps, bavardent et échangent des histoires, et jouent ensemble dans une petite chambre à l’étage du pavillon où le saxophoniste entrepose son instrument — toujours prêt à être joué — , un piano, et, au mur, une belle collection de visages et de souvenirs. Le fait que le vieux maître ait quatre-vingt-dix ans n’a rien à faire dans cette histoire : ce n’est quand même pas ça qui va l’empêcher de jouer! Pas plus que la différence d’âge entre les deux musiciens ne perturbe leur complicité, le plaisir qu’ils ont à jouer ensemble, et la richesse que l’un et l’autre tirent de chacune de leurs rencontres…

La bonne musique, le jazz surtout peut-être, et la jeunesse, assurément, ne connaissent aucune limite d’âge. Il y a toujours une nouvelle idée à exprimer, une mélodie à inventer, une harmonie à enrichir; c’est un travail infini, passionnant, stimulant, qui donne du sens aux vies riches et multiples de ceux qui, en plus du talent, ont le courage de s’y consacrer.

Et si la vue baisse un peu, si la main tremble un peu, l’oreille et le « métier » prennent le relais et la musique finit toujours par l’emporter.

Heureux et chanceux spectateur de ce bel échange, tâchant de me faire oublier sur le pas de la porte à moins d’un mètre des pantoufles du vieil homme, je me régalais d’un son de saxophone sculpté, arrondi, poli par sept décennies de pratique, d’un accompagnement de piano superlatif… et de la belle lumière qui baignait la pièce, adoucie par le verre de la fenêtre.

Un son de saxophone un peu cabossé tout de même, rendu fragile par l’âge vénérable du musicien bien sûr, et dans lequel il me sembla entendre des échos du Lester Young des toutes dernières heures — parce que j’avais envie de les entendre, sans doute, moi qui ne connais le bouleversant President que par ses enregistrements… Car il y a évidemment quelque chose d’extrêmement poignant dans la somme incalculable, inestimable, de jours, de nuits, de tous ces millions de bouts de vie qui ont conduit un musicien de cet âge à ce qu’il est aujourd’hui… et qui se retrouvent condensées dans une phrase de chorus, une seule note, un souffle… et qui ne tiennent plus qu’à un fil…

Combien de concerts, de séances de studio ou de radio, de « sessions », de répétitions, combien de kilomètres de ces incessantes tournées en bus de ville en ville et d’un bout à l’autre de ce pays-continent que sont les Etats Unis, pour un Hal Singer qui a traversé presque toute l’histoire du jazz et connu là-bas ses années les plus fastes?… Combien de notes soufflées dans ce bon dieu de saxophone?… Autant, plus, mille fois plus encore, que d’étoiles dans la nuit du Mid-West que la jam session traverse de part en part pour s’achever au petit matin bleu et translucide, quand la fin de l’engagement du soir fusionne avec le début de celui du matin…

Tout y était, rien ne manquait… et la clarté de l’histoire était de toute pureté. Cette vie que Hal Singer avait vécue, continuait de vivre, c’était celle que Vincent Bourgeyx vivait, continue et continuera de vivre. La même, en différent, bien sûr. Mais avec comme moteur la même envie, le même amour pour cette musique si attachante et si vivifiante, sur laquelle il faut se pencher encore et encore pour en découvrir des trésors toujours plus étincelants, ou, tout simplement, pour le plaisir de travailler en jouant.

© Loïc Seron – 19 janvier 2011 – le site :  www.loicseron.com

Le site de Vincent Bourgeyx : www.vincentbourgeyx.net


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2 commentaires pour La vie jusqu’au bout du jazz : Hal Singer, Vincent Bourgeyx

  1. de dieuleveult bruno dit :

    La diagonale du ténor ! Tout est là dans cette très belle série. Spontanée comme sans doute la musique qui s’y joue, mais construite sur une grille indestructible. Et qui connait ta musique, Loïc, la retrouve dans tes images : musique ou lumière, tu sais où les rencontrer. Salut.

  2. Jean Ledo dit :

    Des cadrages serrés, de beaux contrastes, une composition qui ne laisse place à aucune critique. Mais surtout des images de complicités entre musiciens autant qu’entre le photographe musicien et le instrumentistes. Cela me renvoie a un souvenir du temps où je donnais des cours de photo. Un élève, lui-même danseur, qui prenait des photos de danseurs. Il y avait dans ses photo la même complicité.
    Dans tes photos transparait cette même idée qu’entre le sujet et le photographe il faut une histoire un vécu, un lien, qui doivent transparaître dans l’image et doivent être clairement lisible en filigrane.
    Merci et à bientôt pour une série de photos de la belle lumière du Havre.
    Jean Ledo

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