Que dire de plus sur le compte de Chet Baker?…

Il y a une dizaine d’années, sur la côté bas-normande, un homme venait aux festivals de jazz classique auxquels je participais parfois, qui semblait ne rater aucun concert. Un Américain. Il s’était lié d’amitié avec les organisateurs et les musiciens de la région, si bien qu’il était invité à manger à la table des artistes et des techniciens avant chaque soirée. Un soir, quelqu’un me le montra du doigt et me dit “ce type a été un copain de régiment de Chet Baker”.

Je profitai bien sûr de la première occasion pour aller parler un peu avec lui et pour lui serrer la main… Nous autres musiciens et amateurs de jazz avons, comme d’autres, notre petite liturgie puérile, nos petits fétichismes qui nous font tenir comme à la prunelle de nos yeux à quelques disques indispensables, quelques billets d’admission à des concerts inoubliables, qui nous font donner à ceux qui ont connu et côtoyé nos maîtres une aura qui dépasse leur seul statut d’être humain… Les quelques fois où j’ai eu le plaisir de serrer la main du pianiste Kenny Barron, par exemple, j’ai salué le grand artiste, mais j’ai aussi pensé très fort à Stan Getz, qu’il a longtemps accompagné, et avec qui il a enregistré des faces bouleversantes, en particulier celles, en duo, qui furent les dernières du génial saxophoniste… Futilités… mais on se trouve parfois en présence d’hommes ou de femmes qui donnent de la chair à nos mythes intimes… Avec cet Américain de Courseulles-sur-mer, qui ne me paraissait même pas très âgé, Chet Baker descendait du piédestal inaccessible sur lequel mon admiration inconditionnelle l’avait placé, et me paraissait plus réel… Par vieil ami interposé, je pouvais presque lui mettre la main sur l’épaule…

Bien sûr, je n’appris rien des quelques mots échangés ce soir-là. L’homme me dit simplement, avec des étoiles dans les yeux, que Chet était merveilleux. Ce que je savais déjà… mais il était bon de l’entendre de la bouche d’un qui lui avait été proche.

Mais à part cela, et toute idolâtrie mise à part, comment comprendre l’énigme Chet Baker, et la fascination qui a exercé, et qu’il continue d’exercer?… Voici, en 1952 sur la côte ouest américaine, un jeune homme de vingt-trois ans, né dans la rurale Oklahoma, qui a appris à jouer de la trompette tout seul, qui a joué dans l’orchestre de son collège, puis dans l’orchestre de danse de son lycée ainsi que dans sa fanfare, puis pendant deux ans dans celle de son régiment, posté dans le Berlin détruit de l’après-guerre. Voici un grand gamin qui, une fois démobilisé, a suivi en dilettante les cours de musique d’une université de la banlieue de Los Angeles — un de ses profs lui dira qu’il ne serait jamais musicien — , qui a participé pendant quelques mois à des jam sessions, ces rendez-vous pour initiés et aspirants initiés que l’on appelle “bœufs” en français où les jazzmen apprennent le métier en improvisant avec leurs congénaires et en frottant leurs épaules aux leurs, et qui se fait engager sur audition par le jazzman le plus phénoménal du moment, Charlie Parker, de passage en Californie pour quelques semaines de tournée. Qui se retrouve à jouer avec les tout meilleurs musiciens du moment — moment où la concurrence était particulièrement rude. Un homme jeune, puis moins jeune, puis tout simplement éternel, qui a ensuite tracé une trajectoire unique en son genre, fulgurante, sensible, d’une originalité totale.

Après Charlie Parker, ce fut le saxophoniste Gerry Mulligan, toujours en 1952, et le célèbre quartette sans piano qui entra dans la légende du jazz aussi rapidement que son jeune trompettiste, ce Chet Baker, Américain pur jus à la gueule d’ange, “pur et simple”, comme disait de lui Parker, photogénique en diable, dont les gazettes ne tardèrent pas à guetter le moindre des gestes, à relater le moindre des faux-pas, et qui rapidement commença à se brûler les ailes à la fréquentation, alternativement, des paradis artificiels et de la réalité brutale de la vie qui abîme les grands sensibles. Ascension foudroyante dans les très suivis classements des magazines de jazz (il ne faut pas oublier que le jazz a l’époque est la musique “pop”, la musique populaire à la mode, la musique de danse, la musique pour laquelle les foules se passionnent et suivent avec frénésie les concerts et les sorties de disques), couverture médiatique digne des stars de Hollywood — dont il avait le charisme — , fascination d’un public nombreux jusque sur le vieux continent, conquêtes féminines, voitures de luxe, drogues douces puis drogues dures : Chet connut tout cela avant l’âge de vingt-cinq ans, et en toute innocence. Il lui resta ensuite à tenter d’y survivre, tant bien que mal, en une longue trajectoire erratique qui prit fin le 13 mai 1988, où l’on trouva son corps sans vie sous la fenêtre de son hôtel, à Amsterdam.

Si son parcours de vie fut des plus chaotiques, comprenant  plusieurs mariages, une interminable addiction à la drogue, de nombreux séjours en prison pour détention de substances illicites, des interdictions de séjour dans plusieurs pays européens, une funeste rencontre avec des dealers qui lui cassèrent les dents en 1968, une longue traversée du désert, sa musique ne connut jamais aucun incident de parcours : elle fut solaire, pure, limpide, magistrale du début jusqu’à la fin. De très nombreux enregistrements en témoignent. Chet Baker ne suivit aucune mode, il ne fit comme personne, et personne ne fit jamais comme lui. Son style à la trompette et au chant, frais, tendre et dynamique à ses débuts, se fit ensuite plus profond, plus grave, plus métaphysique. En un mot : bouleversant. Et il passa sa vie musicale à inventer, dans ses improvisations jouées et chantées sur les merveilleuses chansons du répertoire américain, des phrases et des mélodies proches de la perfection, toujours différentes, toujours réinventées, à l’écoute desquelles on se sent transpercé par la plus pure beauté.

En serrant la main de cet Américain de Courseulles-sur-mer, en cet été du début des années 2000, c’est à tout cela que je pensai, et je pus, symboliquement et par la pensée, remercier Chet Baker de toute cette beauté offerte en partage.

* * * * *

Loin de Los Angeles, et alors que le jazz n’est plus trop la musique à la mode, ni trop la musique de danse (no comment), il arrive que des musiciens tentent de rendre hommage à Chet Baker. J’ai l’effronterie et le bonheur d’être, occasionnellement, de ceux-là, en compagnie de trois des meilleurs êtres humains et musicaux avec lesquels il m’ait jamais été donné de jouer…

Quentin Ghomari - Rouen - 2007

Quentin Ghomari – Rouen – 2007

Jean-Baptiste Gaudray - Sotteville - 2007

Jean-Baptiste Gaudray – Sotteville – 2007

Bertrand Couloume - Bois Guillaume - 2007

Bertrand Couloume – Bois Guillaume – 2007

Mardi prochain 04 février 2014, au Moulin de Louviers, dans le cadre du (dernier!) festival « Hivernales des Cuivres en Normandie », nous présenterons notre modeste et sincère « Tribute to Chet Baker » à tous ceux qui voudront bien venir écouter quelques évocations d’un musicien exceptionnel et singulier…

© Loïc Seron – www.loicseron.com – 28 janvier 2014

Cet article a été publié dans Jazz... and all that jazz, Musique, Portraits. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Un commentaire pour Que dire de plus sur le compte de Chet Baker?…

  1. de dieuleveult bruno dit :

    Grand plaisir à te retrouver en blogueur, Loïc, cette facette de ton talent nous manquait ces derniers temps, comme l’assurance de trouver dans la même page tes textes sensibles et tes images qui ouvrent toujours des horizons, paysages ou visages. L’appel de la forêt a été un signe avant coureur du printemps à venir, et la rencontre avec l’ami de Chet un signal pour replacer ce musicien à son juste niveau dans l’histoire de notre musique. En tous cas pour ceux qui, comme moi, le laissaient parfois s’éloigner. Merci pour ces portraits des trois belles personnes qui t’accompagnent, que l’on croise toujours avec plaisir et… bénéfice.

Laisser un commentaire