Biophiles, évidemment : Jean-Marc Quillet, Clément Landais

De la pointe du crayon sur le minuscule atlas de son agenda de poche, Jean-Marc Quillet, poisson dans l’eau du vaste monde réduit à la plus petite des échelles, indique avec précision les destinations orientales dont il est familier. Nous sommes attendant le cassoulet avec saucisse de Morteau — menu du jour fort opportun : le froid dehors et l’appétit dedans sont grands — , attablés dans le recoin d’une brasserie de la rue Verte, tout près de la gare de Rouen. Corée du sud, Taïwan, Chine, Japon, Vietnam… Il parle de tous ces bouts du monde, des gens que l’on y rencontre, des arts qui s’y pratiquent, du théâtre et des musiques qui s’y jouent, comme il peut parler de Rouen, de Paris, de Besançon, sa nouvelle ville d’adoption, ou d’un village du pays de Caux, ou encore des mondes imaginaires de Shakespeare, d’Ariane Mnouchkine, ou de Laurent Dehors : en autochtone, en connaisseur intime et modeste. Sans pour autant bien sûr en faire plus qu’un plat du jour simple et excellent… qui arrive justement. Où qu’il soit, où qu’il aille, il fait partie de la famille, il parle la langue, il est à l’aise, puisqu’il est humain, pardine, comme tout le monde, et en vie, et aimant la vie! Le temps de dévorer nos assiettes, nous faisons de beaux et passionnants voyages… d’où ressortent, comme autant d’évidences, la richesse de l’ouverture aux autres et à toutes les formes d’art; la nécessité de toujours se mettre en position d’apprendre, de découvrir; celle aussi de ne jamais se prendre trop au sérieux…

Le quai de la gare, où quelques minutes plus tard il « met au train » une amie sur le départ, est propice à quelques déclics du genre carré…

C’est là que Jean-Marc Quillet, musicien, homme de théâtre, cuisinier, philosophe, grand sage potache et bon vivant — j’en passe car je suis loin de tout connaître de lui — , m’explique en deux mots une théorie entendue sur France Culture dans la bouche de Michel Onfray, qui l’empruntait lui-même à quelque autre penseur, et qu’il a fait sienne instantanément : celle selon laquelle l’humanité se divise en biophiles et en thanatophiles. Eh oui! On aime la vie, ou on ne l’aime pas, intrinsèquement. On l’aime et on en jouit et on fait de chaque parcelle de vie un enseignement, un pas de plus vers la sagesse, ou on la subit en y trouvant toujours quelque chose à redire, en trouvant toujours une raison d’en souffrir.

Inutile de préciser dans quelle catégorie se place résolument notre bon homme…

Quelques minutes plus tard, un peu plus haut sur la colline, au cœur de son antre, de son monde unique et universel, parmi d’infinis trésors de livres, disques, films, dossiers, notes en tous genres, photographies, affiches — dont chaque élément est une invitation à aimer la vie… à en célébrer la richesse, le mystère, la profondeur…

On est bien, là, au milieu de toutes ces civilisations, de toutes ces cultures, de tous ces esprits qui nous tirent vers le haut… et qui ont trouvé ici un point de rencontre singulier et chaleureux. Il est bon d’imaginer toutes les parcelles de vie qui ont construit cette pièce, en y apportant l’un après l’autre ces livres, ces masques, ces photos et ces souvenirs; toute cette matière à rêverie, à tolérance, à plaisirs mille fois renouvelés…

Et merci, Jean-Marc, de nous offrir des ouvertures sur tous ces mondes… Des mondes apaisants et bienfaisants que je ne peux ici qu’effleurer… Je vous laisse le soin d’aller plus loin : www.jean-marc-quillet.net

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Cette seconde série de photos, je l’associe d’autant plus volontiers que les deux lascars se connaissent bien et se sont souvent fréquentés sur scène (et dans la vie, et à table aussi!) :

Le deuxième jour de l’an neuf (l’onze, je veux dire), je me suis rendu chez Clément Landais, contrebassiste et compositeur et jazzman et homme de théâtre et compagnie — là aussi, il est difficile de faire le tour du personnage en quelques mots, et tant mieux!… À pied, pied sur l’épaule et sac photo au bout du bras, par les rues calmes du flanc du côteau. Nous avions convenu que, pour contribuer à dissiper les brumes du réveillon dans lesquels nous flottions encore quelque peu, nous tâcherions de nous concentrer sur la confection artisanale et amicale de quelques portraits… Dans la maison, la lumière était faible… Il fallut pousser l’éclairage et la pellicule… Et la mise au point — manuelle, bien évidemment — ne fut pas, pour chacune des douze vues du film, la plus aisée des tâches. [Acute matte, certes, mais stygmo is good for you aussi! — message personnel à monsieur H.]

La « séance » fut très agréable. Nous devisâmes de conserve, paisiblement, fîmes quelques photos sous le toit dans la lumière déclinante, puis avec un petit spot en renfort (allez, vingt watts…) dans la minuscule salle de travail aménagée sur un palier, qui, malgré son exiguïté, contient tout le confort moderne : quatre murs, une porte, une contrebasse. Que demander de plus, puisque le talent, la volonté et l’exigence y entrent avec le musicien qui vient quotidiennement y travailler son art?…

J’avais conscience que les conditions étaient très délicates : lumière, manœuvres du pied limitées, manque de recul, etc. C’est pour ça peut-être que je n’ai pas vu qu’un fluide très naturel passait entre le photographeur et le photographié. Que les images s’enchaînaient très facilement, que les idées de cadrage et de « mise en scène » venaient avec évidence — une mise en scène réduite à sa plus simple expression bien sûr : j’ai horreur des concepts et préfère que les choses se fassent d’elles-mêmes, dans la sponténéité de l’échange.

Bref, ce fut une excellente et heureuse surprise, passée l’attente d’une dizaine de jours (le temps que le négatif soit développé, la planche contact tirée), que de découvrir douze bonnes photos sur douze… Et d’y trouver tant de sentiments, tant d’émotion. Entre nous, ça ne me surprend pas du tout, mais c’est un plaisir de voir ça exprimé (imprimé…) si finement sur la pellicule.

 

Le regard sur la colline qu'il contemplait d'ennui pendant les années lycées...

Ceci n'est pas une pipe (hommage à Claude Chabrol).

La moralité de cette histoire, c’est que certains appareils et objectifs et pellicules donnent le meilleur d’eux-mêmes dans les conditions les plus adverses, ce qui me rappelle une réflexion de Depardieu (dans son livre Lettres volées, je crois) sur la vigne, qui exprime les saveurs les plus riches et les plus subtiles sur les sols les plus hostiles. Certains appareils… et certains êtres aussi, bien entendu…

Quant au plaisir de partager, à l’issue d’un sympathique et fructueux échange photographique, la fin d’une bouteille de meursault rouge, puis, quelques semaines plus tard, une pleine bouteille du même vin… il n’a d’équivalent que la certitude qu’il y en aura d’autres encore, bues ensemble, en toute biophilie, ça va de soi!

http://www.myspace.com/clementlandais

(Tiens, j’en connais un autre qui peut débarquer à l’improviste avec un carton de trois bouteilles de années différentes, « pour que tu te fasses une idée »… Et tiens, il est également contrebassiste… étonnant, non?…)

 

© Loïc Seron – www.loicseron.com – 11-12 février 2011

 

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3 commentaires pour Biophiles, évidemment : Jean-Marc Quillet, Clément Landais

  1. Ann dit :

    je rejoins bien volontiers le club des biophiles!
    bel hommage à Jean Marc qui le porte bien ;
    une belle personne que cet homme rond comme le monde!!!!
    biz à Jean Marc
    bravo Loïc.

  2. Jean Ledo dit :

    Tu vois je tel’avais bien dit ; Il faut une connivence « photographieur, photographié pour réaliser de bons clichés. c’est encore le cas pour celles-ci.
    Donnes de tes nouvelles.
    Et encore bravo pour le style.
    Jean

  3. Maïa dit :

    Les photos sont belles, j’aurai aimé les voir peut être un peu moins figées, surtout lorsque tu nous parle de cette convivialité autour d’une bouteuille de Meursault…mais Clément est beau quand il sourit, et j’aime à retrouver dans tes portraits son regard malicieux….Que dire de lui sur scène…moi qui en vient…il faut le voir, l’écouter caresser sa contrebasse et se laisser transporter dans ces contrées où seuls les musiciens de son talent savent nous emmener.

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